Si la Communauté des Etats Indépendants crée suite à l’effondrement de l’URSS est
largement une « coquille vide » sur le plan politique, il n’en demeure pas moins qu’elle
réunie des pays qui ont tous en commun d’avoir été marqués par l’expérience soviétique.
Cet héritage commun est prégnant dans tous les domaines, de la culture politique à la
manière de penser la nation en passant par l’architecture et l’urbanisme. C’est à cette
dernière dimension qu’est consacré cet article, les espaces verts faisant pleinement partie
de la planification urbaine soviétique. Formant parfois de véritables lieux de villégiatures aux
alentours des villes, ils étaient conçus pour incarner le divertissement et la sociabilité
communautaire par excellence. Leur bonne tenue était donc une priorité.
Les indépendances de 1991, le passage à l’économie de marché et l’adoption progressive de
la société de consommation ont eu un impact délétère sur la gestion des espaces verts dans
l’ensemble des pays de la CEI, et particulièrement en Asie centrale. Il ne s’agit pas de faire
montre d’une nostalgie quelconque à l’égard de l’époque soviétique(1) mais seulement
d’analyser en quoi le changement de paradigme politique et socio-économique des années
1990 a contribué à la détérioration de l’état général des espaces verts dans des villes
désormais post-soviétiques. Cet article va tenter de dresser un portrait comparatif du sort de
ces aires boisées et/ou fleuries entre les villes de Kiev, Bichkek, Tachkent, Almaty, Achgabat
et Douchanbe, bien qu’il faille souligner d’emblée que les convergences et points communs
l’emportent sur les différences.
Il convient de préciser ici que Kiev est présente dans l’analyse parce qu’elle est aujourd’hui
considérée comme l’une des villes les plus vertes au monde. Intégrer la capitale ukrainienne
dans l’analyse permet d’élargir le champ d’étude tout en mettant en valeur le fait que le
patrimoine vert a été mieux préservé et entretenu dans cette ville que dans les métropoles
centre-asiatiques.
Mais ce qui est très étonnant lorsque l’on fait des recherches sur ces villes, c’est que toutes
hormis Kiev (pour des raisons géographiques évidentes) et Achgabat, sont considérées
comme « une des villes les plus vertes d’Asie centrale ». Ce qui est révélateur de
l’importance des espaces verts et de la perception positive de ceux-ci aussi bien par les habitants que par les visiteurs. En tout cas, il est certain que ce sont des atouts en termes
d’attractivité touristique et de qualité de vie urbaine que les autorités devraient s’attacher à préserver
Une petite histoire de la place des espaces verts dans l’urbanisme soviétique
et de ses manifestations dans les villes considérées
S’il est aujourd’hui de bon ton de critiquer le communisme et l’expérience soviétique, il
convient de reconnaître qu’ « un réel souci de la vie communautaire, de l’animation urbaine,
préside en URSS au développement des villes(2) ». Bien que ce commentaire soit issu de la
plume d’un universitaire français des années 60, le fait est que l’urbanisme soviétique a
durablement marqué l’espace et les consciences. On peut discerner sans trop de difficultés
les grandes lignes de ce qui devait constituer l’essence même de l’urbanité dans tout l’URSS.
Le centre de la ville en tant que matérialisation symbolique du pouvoir intègre presque
partout un ensemble monumental et/ou une vaste place pouvant faire office de jardin public
ou communiquant avec des espaces verts. La place Ala Tau à Bichkek ou la place de
l’Indépendance à Achgabat illustrent bien cette réalité.
Le plan en damier de la plupart des métropoles (post-)soviétiques manifeste un goût
prononcé pour les grands axes de circulation (« prospekts ») presque toujours bordées par
des arbres et des immeubles aux façades plus ou moins somptueuses (colonnes, statues) (3) .
Les ensembles résidentiels (toujours appelés de nos jours « microrayons ») sont également
structurés autour ou intégrés au sein d’espaces verts plus ou moins importants qui
communiquent avec des installations publiques destinées aux familles (crèches, jardins
d’enfants, buanderies). Enfin, à la périphérie des villes, il est fréquent de trouver de grands
parcs ayant la dimension de véritables forêts agrémentés de quelques attractions et
installations sportives voire même de lacs artificiels (Karagachevaia Rosha à Bichkek en est
l’exemple type). A Kiev par exemple, les berges du Dniepr sont largement bordées de
verdure (parcs Mariinsky, Krechatik, Volodymyrska) y compris en s’éloignant de la ville
proprement dite. Même chose pour Almaty dont la « ceinture verte » se prolonge même en
réserve naturelle(4). L’aménagement de ces « ceintures vertes » autour des villes est une
caractéristique majeure de la tradition soviétique de planification : elles devaient jouer un
rôle sanitaire en établissant une frontière naturelle entre industries et lieux de résidence
tout en absorbant la pollution industrielle(5).
Plus généralement, à Bichkek comme dans les autres villes concernées par cette étude, on
peut diviser les espaces verts en plusieurs types(6) :
- Gorodskoj ou forêts urbaines (Karagachevaia Rosha à Bichkek ou le parc Gorky à
Almaty qui approche les 100 hectares)
- Lesopark qui sont des parcs de grande taille intégrant des constructions ainsi que des
attractions (Panfilov à Bichkek et Almaty, le parc des poètes à Achgabat, le parc Boghi
Ayni à Douchanbe ou encore les parcs Babur ou Alisher Navoy à Tachkent)
- Les espaces verts publics (parcs, squares, boulevards, jardins...) Il faut signaler au
Kirghizstan la distinction existant entre les parcs et les squares. Ces derniers sont des
espaces verts ne comportant pas d’attraction ou de structure à but lucratif
(commerce ou café par exemple)
- Les espaces verts à accès limité (autour des maisons privées, des jardins d’enfants,
des écoles ou des bâtiments publics)
- Les espaces verts spéciaux (plantation le long des routes, datchas, jardins botaniques)
Les espaces verts ne se réduisent donc pas aux seuls parcs. Un observateur à Almaty note
par exemple que la ville « regorge d’arbres gigantesques, de parcs, de jardins et de lieux de
loisirs publics, à tel point que les larges allées aux abords des rues sont de véritables parcs
avec divers types d’arbres(7) ». De même, presque la moitié des 334,8 km2 de Tachkent est
recouverte de parcs et de jardins (16 parcs, 1 zoo, 1 planétarium et de nombreux arbres aux
abords des rues) (8). A Almaty, l’ensemble des espaces verts couvre environ 8000 hectares de
la ville(9). A Bichkek, sur les 16 461 hectares de l’agglomération, le Ministère de l’écologie et
des situations extrêmes comptait 1086 hectares d’espaces verts en 2000(10). Mais d’après les
chiffres de 2010 fournis par la mairie de la capitale kirghize, les espaces verts couvrent 4887
hectares dont 626 sont entretenus par l’entreprise municipale Zelenstroy. Douchanbe ou
Achgabat sont certes moins bien pourvues mais leur patrimoine végétal n’est pas
négligeable pour autant. Quant à la ville de Kiev, « seuls 42% de la surface de la ville est
constituée de constructions et 1/3 du territoire communal est couvert de forêts(11) ».
Grignotés, souillés et négligés : les menaces, les contraintes, les évolutions
Si la conception et la configuration de ces espaces verts sont largement communes à
l’ensemble de ces villes, les menaces le sont également. Pourtant, la situation n’est pas la
même partout et il semble que le niveau de détérioration des espaces verts des villes d’Asie
centrale recoupe le clivage économique qui prévaut dans cette région : l’environnement
urbain semble se détériorer plus fortement et rapidement au Kirghizstan ou Tadjikistan que
dans les autres pays. Le manque de financements pour le maintien et le développement,
l’exploitation croissante des ressources en bois, le faible budget municipal, la pollution, la
mauvaise gestion du système d’irrigation sont les principaux facteurs de dégradation des
espaces verts dans la région(12).
Néanmoins, à Tachkent « la plupart des plantations et arbres sont vieux (plantés entre les
années 1920 et les années 1940), dangereux et/ou inesthétiques(13) », ce qui montre bien
que ce ne sont pas uniquement les capitales des deux pays les plus pauvres de la CEI qui sont
concernées. Il y a également un phénomène que l’on peut retrouver dans la plupart des parcs de ces villes quand ils sont concernés par la monoculture des arbres. En effet, celle-ci a
pour conséquence une vulnérabilité accrue aux maladies qui se propagent ensuite avec une
grande rapidité. C’est le cas dans plusieurs parcs de Tashkent mais également à
Karagachevaia Rosha à Bichkek. Autre problème, plus humain, est celui de la pollution et de
la prolifération des déchets. Il est à la fois lié à l’explosion des déchets induits par le passage
à un modèle consumériste (grandes surfaces, emballages, sacs plastiques...), au manque
chronique de poubelles au sein de certains parcs(14) ainsi qu’au manque de sensibilisation de
la population. Les principaux parcs de Douchanbe sont également concernés par ce
problème et plus généralement par une détérioration continue (installations, aires
d’amusement, manèges délabrés...) qui a été accélérée par la guerre civile du milieu des
années 1990.
Les contraintes qui contribuent à accélérer cette détérioration des espaces verts dans les
villes post-soviétiques d’Asie centrale sont d’ordre politique, juridique et institutionnel. Il y a
globalement un manque de conscience de l’importance des espaces verts urbains, une
absence de définition claire de la notion de « ressource verte urbaine » ainsi qu’une carence
de vision ou de nouvelles approches dans la planification urbaine(15). Ce défaut de volonté
politique se traduit de manière implacable dans le système juridique qui lui même impacte
directement sur les réalités de terrain. L’inadaptation ou l’inexistence de la législation ainsi
que le manque d’encadrement de l’expansion urbaine font qu’il n’existe pas de personnel
qualifié pouvant gérer les espaces verts et que ces derniers sont constamment grignotés par
une urbanisation galopante qui s’opère en marge de la légalité ou bien qui la contourne(16).
Pourtant, en dépit de ce sombre tableau général, on peut dire que la tendance semble
s’orienter vers une prise de conscience de l’intérêt qu’il y a à préserver ce « patrimoine
vert ». Kiev, Tachkent ou Almaty peuvent paraître à la pointe du mouvement. Dès 1998, le
« Plan Général d’Almaty 2030 » vise à améliorer les conditions de vie du point de vue
écologique, sécuritaire et du confort social dans la ville, avec la volonté sous-jacente de
promouvoir Almaty comme une « ville jardin » (17). Kiev a également engagé une rénovation,
un réaménagement tout en prenant des mesures d’écologisation concernant ses 14
principaux parcs(18). A Tachkent, un parc écologique a été ouvert avec le soutien du Fonds du
Forum pour la Culture et les Arts d’Ouzbékistan. Ce parc a pour vocation de promouvoir la
protection de la nature, un usage rationnel des ressources, une augmentation de la culture
écologique dans la jeunesse ainsi qu’une autre organisation du temps libre des écoliers(19).
Cet « éco-parc » est divisé en trois zones : pistes pour cyclistes et skateurs, zones de jeux
pour enfants et zone de création (destinée aux arts plastiques appliqués). A Bichkek, l’AFKE a
reçu le soutien de la mairie pour son projet de sauvegarde et de réhabilitation du grand parc
de Karagachevaia Rocha.
Même dans le Turkménistan de Saparmourad Nyazov, la rénovation et le développement
des espaces verts a été encouragé, les squares étendus et la plantation d’arbres publique
comme privée, vivement encouragée(20). Achgabat a donc repris des couleurs (vertes) par le
haut.
Une ébauche de prospective : quel avenir pour l’aménagement urbain de ces
villes et leurs espaces verts ?
Tout exercice de prospective(21) nécessite de souligner à quel point l’incertitude est grande
concernant l’avenir et que la vérité se trouve probablement au milieu des scénarios ou peut
être toute autre. Néanmoins, il est intéressant au regard des tendances actuelles, d’essayer
de dessiner les contours de ce qu’il pourrait advenir des espaces verts dans les villes d’Asie
centrale à moyen terme (échéance 2020).
Mais il est d’ores et déjà clair que l’existence et le rôle de ces espaces dépendent
étroitement du développement socio-économique des aires urbaines, de l’évolution du
facteur géo-climatique ainsi que du degré d’aménagement urbain (qui nécessite volonté
politique et moyens économiques). Mais alors, quel scénario pour quelle ville ?
Scénario 1 : Le pire n’arrive jamais seul...
Le développement économique et technologique n’est pas au rendez-vous et la pauvreté
urbaine s’accroît. Si les problèmes économiques touchent l’ensemble du pays, les migrations
internes des petites villes ou des campagnes vers la capitale vont inévitablement progresser.
Conséquence directe : les constructions ou installations précaires se multiplient aux marges
de la ville, probablement au sein des « ceintures vertes » si elles existent, contribuant à la
diminution de leur surface et à leur détérioration. De même, l’usage croissant des ressources
en bois des espaces verts pour le chauffage n’est pas à exclure. Le déclin des espaces verts
contribuant à dégrader encore davantage l’environnement urbain, à augmenter les
problèmes fonciers, l’érosion, la pollution de l’air et de l’eau avec des conséquences
sécuritaires et sanitaires à long terme.
Ce scénario est d’autant plus plausible en cas de conflit armé ou de très forte instabilité
socio-politique.
Malheureusement, on peut penser au vu des tendances actuelles, que des villes comme
Douchanbe ou Bichkek pourraient se trouver dans un tel cas de figure. En effet, les
perspectives économiques et sécuritaires de ces deux Etats, sans être irrémédiablement
négatives, ne sont pas pour autant très réjouissantes. D’autant plus que les espaces verts de
ces villes sont déjà ceux qui souffrent le plus de l’urbanisation et des divers maux cités plus
hauts.
Scénario 2 : Le développement de l’agriculture urbaine
Les autorités politiques (nationales et locales) prennent conscience des potentialités offertes
par les espaces verts et le développement d’une agriculture urbaine en vue de réduire la
pauvreté. Cela nécessiterait des investissements considérables en termes de modernisation
et de rationalisation des systèmes d’irrigation et de traitement des eaux. Vu que les
abricotiers, les pistachiers, les noyers et beaucoup d’autres poussent à l’état naturel dans
toute la région, c’est une option de développement qu’il conviendrait de prendre en
compte. Cette situation permettrait de fournir des suppléments de nourriture non
négligeables (en cas de développement suffisant cela va de soi) et offrirait des emplois peu
qualifiés aux personnes marginalisées socio-économiquement. On peut même penser au
développement de formations académiques en lien avec le management et la maintenance
de ces espaces verts périurbains. Mais ce scénario, en plus de nécessiter une réelle volonté
politique locale, a peu de chance de voir le jour sans un soutien financier international
conséquent (au moins pour assumer le coût technologique des transformations).
Ce scénario peut concerner Tachkent, et à fortiori, Bichkek ou Douchanbe. Ces trotrois villes
peuvent développer en leur sein ou à leurs alentours divers type de cultures alimentaires, en
particulier entre avril et octobre. Mais Douchanbe ou Bichkek pourraient bénéficier d’un
soutien financier international, européen ou russe que les autorités ouzbèkes seraient
probablement moins à même de solliciter pour diverses raisons.
Scénario 3 : Croissance économique et croissance urbaine au détriment des espaces verts
La croissance économique est l’unique obsession et le niveau de vie augmente
effectivement. Néanmoins, le degré de conscience écologique de la population est très faible
et les autorités publiques n’ont aucune stratégie de développement ou même de maintien
des espaces verts mais à long terme celles-ci devront faire face à une demande d’ « autre
chose » et d’espace pour se ressourcer ou se divertir au sein des villes.
La croissance économique va engendrer une hausse constante de la quantité de polluants
alors que les espaces verts disparaîtrons progressivement ce qui va engendrer de graves
conséquences sanitaires. Or, avec une population en mauvaise santé, la croissance ne dure
qu’un temps...
Ce scénario pourrait davantage concerner Achgabat ou Tachkent voir Almaty. En effet, sous
l’effet conjugué de la hausse des prix des ressources énergétiques et d’une vision courttermiste
du monde qui semble gagner toutes les élites autour de la planète, les autorités
turkmènes, ouzbèkes ou kazakhes pourraient progressivement « faire une croix » sur leurs
espaces verts.
Scénario 4 : Vers une réelle « ville verte » ?
Ce dernier scénario comprend un développement économique et social important incluant
un haut degré de planification, de conscience écologique, de capacité technologique et de
moyens financiers. Un bon usage des espaces verts contribue au développement durable de
la ville tout en améliorant considérablement la qualité de l’environnement urbain. L’accès à
un niveau de développement économique et social supérieur augmente le niveau de
développement humain, et par conséquent, le degré d’intérêt de la population pour des
solutions durables.
Dans cette perspective, on assiste à une promotion des parcs nationaux, des réserves
naturelles, des forêts au sein d’un système dans lequel protection de l’environnement et de
la biodiversité entrent en compte dans la définition des politiques économiques et
d’aménagement du territoire.
Ce scénario semble plausible pour des villes comme Kiev ou Almaty.
Les autorités de ces dernières semblent avoir intégré le fait qu’en valorisant la plus-value
que constituaient les espaces verts, elles pourraient améliorer l’image de leur ville à
l’international, stimuler le tourisme tout en offrant un cadre de vie de qualité à leurs
habitants. De plus, elles ont les moyens financiers de mener des politiques d’aménagement
efficaces et ont un accès supérieur aux technologies en général. Si on peut percevoir le
début d’une prise de conscience à Bichkek, il paraît crucial que le projet Ecoparc de l’AFKE à
Karagachevaia Rocha aboutisse afin d’enclencher une dynamique positive en faveur d’un
nouveau modèle urbain, conscient de la richesse et des potentialités offertes par les espaces
verts.